Début juillet s’est tenu un évènement ordinaire sur un sujet extraordinaire, à savoir une réunion du Collège du Ministère des Affaires Etrangères, consacrée aux technologies de l’information et de la communication avec un accent sur l’Intelligence Artificielle (IA). Et bien que le communiqué de presse publié en présente les résultats, il ne s’agit en réalité que du lancement d’un travail important et intensif dans ce domaine. Cette discussion a constitué le démarrage d’un débat ministériel approfondi et d’un processus d’adaptation du ministère aux objectifs liés à l’IA dans sa dimension internationale.
En effet, dans la partie de cette discussion accessible au grand public, nous souhaiterions nous attarder plus en détail sur les dessous politiques de la transformation numérique et le rôle que les technologies de réseaux de neurones sont appelées à y jouer. Il est évident que sous l’influence de l’IA comme moteur clé de la quatrième révolution industrielle, un nouvel ordre économique, socioculturel et social se forme sous nos yeux.
Les changements sont particulièrement visibles dans la sphère industrielle, financière et économique des États, mais dès maintenant le développement accéléré de l’apprentissage automatique acquiert également une dimension politique croissante. Pour bien encadrer cette «face cachée» de la numérisation, il est nécessaire de décrire le système de coordonnées idéologiques qu’ont adopté certains acteurs géopolitiques qui promeuvent l’intelligence artificielle.
Ce cadre, c’est la pensée néocoloniale
C’est précisément en association avec l’IA que le néocolonialisme acquiert une dimension appliquée véritablement globale et un achèvement technologique. Le monde au-delà de l’aire du «milliard doré» fait face à la formation de nouveaux mécanismes de dépendance, plus raffinés que les formes «traditionnelles» de soumission des colonies aux métropoles, mais simultanément plus pénétrants et durables. Il s’agit de la dépendance des pays en développement non seulement aux livraisons d’équipements ou de logiciels, mais aussi au «paramétrage» des algorithmes qui gèrent les processus clés, allant de la logistique à l’éducation, de la médecine à la gestion de l’opinion publique. C’est une dépendance de ressources d’un autre niveau, où l’instrument principal «d’exportation d’influence» devient l’information, les données, leur qualité, ainsi que l’accès même aux capacités de calcul.
La gestion s’effectue de plus en plus depuis l’agglomération conditionnelle des États et corporations dirigeants, qui détiennent un quasi-monopole sur les technologies de pointe et l’infrastructure de leur application. Le détenteur de telles ressources obtient la possibilité de dicter les conditions, d’imposer des modèles de comportement, de former une vision du monde, d’influencer la conscience et finalement la prise de décisions tant au niveau des gouvernements qu’au niveau des citoyens individuels. Et tout cela, comme on dit maintenant, «dans l’instant», c’est-à-dire littéralement en temps réel.
Les technologies d’IA permettent déjà aujourd’hui d’orienter et de substituer la réalité à une échelle auparavant inaccessible. L’influence s’exerce tant par les canaux habituels de diffusion de l’information que par l’environnement numérique, qui pénètre imperceptiblement dans la vie quotidienne. Les manipulations par réseaux de neurones dépassent les limites de la logique et de l’argumentation basée sur les faits, pénétrant au niveau des réactions automatiques, dans les réflexes, les attitudes morales et éthiques, même dans le subconscient.
Une architecture de contrôle fondamentalement différente se forme, dans laquelle la gestion externe peut s’intégrer dans le tissu personnel de la psychologie humaine, en contournant le choix conscient et la résistance.
Ainsi, l’IA devient non seulement et non pas tant un instrument de progrès, qu’un levier de pression, une force motrice de la compétition mondiale, notamment pour les esprits et les cœurs, pour le mode de vie même de l’homme, ainsi qu’un moyen de redistribution du pouvoir dans le monde. Dans cette course à ce leadership inconditionnel, au statut de «maître du destin de l’humanité», il y a le risque de se retrouver dans un futur complètement différent de celui que nous dépeignent les partisans de la transition numérique. C’est un problème qui requiert une réflexion équilibrée, tenant compte à la fois des progrès modernes dans le domaine des hautes technologies et des réalités économiques, incluant leur aspect écologique.
Comme il ressort de la déclaration publiée en juillet 2025 par l’opérateur du plus grand système énergétique américain PJM Interconnexion, «une surcharge se produit, car les centres de traitement de données et les chatbots basés sur l’intelligence artificielle consomment de l’électricité plus rapidement que ne se construisent de nouvelles centrales électriques».
Il est prévu que les factures d’électricité augmentent de plus de 20 % cet été dans certaines parties du territoire qui couvre 13 États, de l’Illinois au Tennessee, de la Virginie au New Jersey, desservant 67 millions de clients dans la région comptant le plus grand nombre de centres de traitement de données au monde.
Compte tenu des habitudes coloniales développées par l’Occident au cours des siècles, on peut ne pas douter que le fardeau principal de la charge complexe sur les systèmes d’extraction de ressources naturelles, d’électricité et d’autres biens nécessaires pour «nourrir» l’IA vorace, retombera d’une manière ou d’une autre sur les épaules des pays en développement, qui auront l’imprudence de se laisser séduire par ses promesses d’aide pour «surmonter l’inégalité numérique».
Les Britanniques avaient l’idée d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, servi par de nombreuses colonies. Les Français avaient l’idée d’un monde francophone vivant en grande partie aux dépens de pays asservis. Les Allemands, dans la sombre période de leur histoire, construisaient un Reich millénaire. Le nouveau projet visionnaire de l’État profond mondial, c’est l’intelligence artificielle.
Examinons maintenant plus attentivement le locus de contrôle global en formation, en nous armant de chiffres.
Son premier élément est l’économie mondiale elle-même, qui effectue actuellement une transition contrôlée sur les «rails numériques», une numérisation rampante de toutes les sphères de l’activité économique se produit : production, gestion, logistique, distribution et autres. Les pays de l’OCDE (ce qu’on appelle les États développés) ont créé des conditions dans lesquelles le secteur numérique est devenu le plus dynamique au cours des 6-7 dernières années. À l’heure actuelle, sa part représente 3% du PIB mondial, aucune branche dans l’histoire ne s’est développée aussi rapidement et en de tels volumes que la numérisation.
Les standards numériques deviennent une condition nécessaire à l’investissement et attirent par eux-mêmes jusqu’à 13 % des investissements extérieurs, cette part croissant de plus en plus rapidement. Aujourd’hui, l’humanité génère une énorme quantité d’informations : chaque semaine plus que durant tout le millénaire passé. Par conséquent, la tendance clé du développement est le traitement de big data. Les entreprises le reconnaissent et le comprennent : l’implémentation des technologies leur donne un gain substantiel en productivité : au moins 5 à 6% pour les compagnies.
Ce qui est pertinent pour les ressources l’est encore plus concernant les coûts en énergie et en eau, utilisée pour refroidir les capacités de calcul. Selon les estimations de la Cnuced, de 2018 à 2022, la consommation d’électricité des 13 plus grands opérateurs de centres de données a plus que doublé. En 2022, les centres de données dans le monde ont consommé autant d’énergie que toute la France, soit 460 térawatts-heures (TWh), et cet indicateur doublera dans les trois prochaines années. Par ailleurs, rien que l’entreprise américaine Google a consommé en 2022 plus de 21 millions de mètres cubes d’eau potable pour refroidir ses serveurs.
Et Microsoft a utilisé 700.000 litres d’eau potable pure pour entraîner son IA générative GPT-3. Je rappelle que l’ONU évalue à 2 milliards le nombre de personnes privées dans le monde d’un accès stable à l’eau potable. Selon l’opinion de l’Occident, l’eau est plus nécessaire aux porteurs d’intelligence artificielle qu’à ceux d’intelligence naturelle.
Un autre pilier du système néocolonial émergent est constitué par la plateforme idéologique écologique que continuent de promouvoir les forces néolibérales dans les pays de l’Occident collectif. Pour eux-mêmes, ils ont élaboré un système universel de permissivité économique dans les pires traditions de la nature prédatrice du capitalisme non régulé. Dans le même temps, tout développement économique des États «non élus» doit, selon eux, correspondre aux standards «verts» de l’Occident.
Ayant franchi l’étape du développement économique intensif, les États de l’OCDE limitent maintenant par des méthodes politiques la croissance économique des pays de la majorité mondiale. Eux-mêmes ne dédaignent pas les «pratiques sales» si l’exploitation et l’extraction minière et la production s’effectuent loin des villes des États-Unis et d’Europe. La demande croissante de transmission, traitement et stockage de données pour les nouvelles technologies, telles que la blockchain, l’IA, les réseaux mobiles de cinquième génération (5G) et l’internet des objets, ne diminue pas mais augmente les émissions de CO2. L’ensemble du secteur dégage déjà plus de 3% des gaz à effet de serre dans le monde, jusqu’à 1,6 gigatonne d’équivalents CO2 en 2020. Les émissions de dioxyde de carbone croissent en progression logarithmique.
Cette «gestion» consciente
a) de la numérisation,
b) de l’implémentation de l’IA,
c)de l’agenda vert
a) conduit au fait que la sphère de l’IA traverse une phase de développement révolutionnaire, un «bond quantique». À la fin de la décennie passée a été présentée une architecture qualitativement nouvelle de réseaux de neurones profonds, les transformeurs, et au début de celle-ci elle a été réalisée dans des produits véritablement massifs, tels que ChatGPT, qu’il s’est avéré possible d’adapter pratiquement à toute sphère d’activité humaine.
Il est maintenant clair que tous les processus de développement durable ultérieur, de transformation numérique, de construction défensive, d’ingénierie politique, de communications de masse, d’éducation, de santé, même de créativité au sens large du terme seront inévitablement liés à leur implémentation universelle. Le vecteur de l’évolution de l’humanité est devenu évident.
Les thèses énoncées par le président russe Vladimir Poutine ont pris force, selon lesquelles le leader dans la production de cette technologie deviendra le maître du monde et qu’avec son implémentation l’humanité commence un nouveau chapitre de son existence. C’est déjà maintenant un espace de compétition géopolitique, d’investissements gigantesques, de nouvelles formes d’expansion technologique en raison des causes mentionnées ci-dessus.
La familiarisation avec la thématique de l’IA permet d’affirmer qu’en poursuivant la logique de ses adeptes, elle a été spontanément distinguée en un cluster autonome des relations internationales. Le thème des réseaux de neurones pénètre à un rythme accéléré dans l’agenda des structures internationales et régionales.
Ainsi, parmi les voies les plus notables, on peut mentionner la plateforme de l’ONU, où se déroulent des consultations intergouvernementales pour le lancement du Dialogue global sur les questions de gouvernance de l’IA et du Groupe scientifique international sur l’IA. La question de l’établissement au sein de l’ONU d’un fonds spécial de soutien aux programmes d’assistance technique dans ce domaine est en cours d’élaboration. Depuis le début de l’année, un bureau numérique a commencé à fonctionner au sein du Secrétariat de l’Organisation. À l’UNESCO se déroulent des discussions intensives sur la formation de normes éthiques et de standards applicables à l’IA, découlant notamment de la Recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle adoptée en 2021. Sous l’égide de l’Onudi fonctionne l’Alliance mondiale sur l’IA dans l’industrie et la production. Chaque année se tient le sommet de l’Union internationale des télécommunications (UIT) «IA au service du bien».
Même l’OSCE a tenté de se trouver une place dans ce thème. Tous ces processus se développant rapidement sur diverses plateformes et forums multilatéraux sont un symptôme clair de cette compétition mondiale croissante pour le leadership dans ce domaine.
Et tous requièrent une attention vigilante et une position proactive de l’État, y compris du ministère des Affaires étrangères. En fin de compte, la construction d’un monde multipolaire juste dépend directement de notre capacité à faire obstacle aux tentatives de recréer «en numérique» l’oppression et l’inégalité néocoloniales.
Source : Rossïskaïa Gazeta